cocoricovision #91

cocoricovision #91

Consulter un extrait du magazine

(les membres du club peuvent se connecter pour télécharger la version itégrale)

La guerre s’est brutalement invitée à l’Eurovision. Le 24 février 2022, la Russie, pays éminent de l’Eurovision depuis son grand retour en 2000, lauréat en 2008, lance une attaque violente et brutale sur son voisin l’Ukraine, autre pays éminent du Concours et lauréat en 2004 et 2016.
 
Ce n’est pas la première fois que l’Eurovision est confrontée à la guerre. En 1993, trois pays ayant quitté une Yougoslavie en décomposition font leur entrée au Concours. La Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. À cette époque une partie du territoire croate (Slavonie, Kajina et Syrmie) est occupée par des milices séparatistes serbes (et le resteront jusqu’en 1995 ou 1998). Au même moment, une partie du territoire bosnien était occupée par les forces serbes et sa capitale Sarajevo était assiégée. C’est sous le feu des tireurs serbes embusqués que la délégation bosnienne eut le plus grand mal à quitter le tarmac de l’aéroport de Sarajevo pour gagner son avion, oubliant son chef d’orchestre dans la précipitation. Quant à ce qu’il restait de la Yougoslavie, elle fut tout bonnement exclue de l’UER, avant que le pays ne disparaisse en 2003, remplacé par l’Union étatique de Serbie-et-Monténégro qui fut à son tour dissoute en 2006.
 
Petit à petit les choses se sont apaisées et, proximité culturelle oblige, après le retour de la Serbie en 2004, les pays de l’ex-Yougoslavie ont pris l’habitude de voter les uns pour les autres. La Serbie a même remporté le Concours en 2007 et gagné le droit de l’organiser l’année suivante à Belgrade, neuf ans après le bombardement de la ville lors de la guerre du Kosovo.
 
En août 2008, la Géorgie tente de reprendre le contrôle des régions sécessionnistes, Abkhazie et Ossétie du Sud. La Russie intervient et l’armée géorgienne est contrainte de se replier. Quelques mois plus tard, en mai 2009, le Concours doit se dérouler en Russie. La Géorgie avait d’abord décidé de se retirer, puis est revenue sur sa décision. C’est le groupe Stephane & 3G qui remporta la sélection géorgienne avec une chanson disco au titre provocateur « We Don’t Wanna Put In », dont la traduction littérale était « Nous ne voulons pas le prendre en compte », mais dont le double sens pouvait signifier « On ne veut pas de Poutine ». Cette proposition suscita évidemment une controverse en Russie et pour ne pas froisser l’hôte de ce Concours, le groupe de référence de l’UER refusa le morceau, au titre du paragraphe 9 de l’article 4 du règlement du Concours, qui stipulait qu’aucune allusion politique ne pouvait être faite dans les paroles d’une chanson. La Géorgie avait le choix : modifier le titre et le passage concerné, ou bien choisir une autre chanson. Elle refusa toute modification et décida de se retirer, invoquant une mesure censoriale et une atteinte à la liberté d’expression, même si le groupe admit plus tard que la chanson comportait bien un double sens politique avec pour objectif de ridiculiser Vladimir Poutine. À la lumière de ce que nous vivons aujourd’hui, cette dérobade de l’UER traduit bien la complexité des rapports entre l’Europe et la Russie et la crainte de froisser des dirigeants russes très susceptibles et peu enclins à subir une quelconque moquerie, fut-elle exprimée dans un style disco.
 
À la suite de la révolution de 2014 en Ukraine, la Crimée est annexée par la Russie et une guerre civile éclate dans l’est du pays avec des séparatistes soutenus par Moscou, conflit qui a duré jusqu’à aujourd’hui et qui fut l’un des prétextes à l’attaque russe. Ces tensions ont eu des répercussions à l’Eurovision où les délégations russes et ukrainiennes se regardaient désormais en chien de faïence et évitaient de se croiser. La tension était palpable. En 2015 la chanson russe est sifflée par le public lors de la finale. En 2016, à la surprise générale, l’Ukraine remporte le Concours avec une chanson, « 1944 », qui dénonce implicitement les crimes perpétrés par les Russes à l’encontre des Tatars de Crimée. Pour la délégation russe, c’est une double humiliation, car en plus son candidat Sergey Lazarev était le grand favori de cette édition. Il a d’ailleurs fini troisième. Les Russes sont repartis, parait-il, furieux.
 
Kiev ayant été désignée pour accueillir le Concours 2017, on se doutait que la présence de la Russie parmi les candidats serait compliquée à gérer. Ce fut le cas. Le diffuseur russe VGTRK annonça que Ioulia Samoïlova avait été choisie pour représenter la Russie. Mais étant entrée en Crimée directement depuis la Russie alors que les lois ukrainiennes considèrent que seul l’accès via le territoire ukrainien est autorisé, la chanteuse fut déclarée interdite d’entrée en Ukraine pour une durée de trois ans en raison de ce voyage illégal en Crimée. Le choix de Ioulia Samoïlova, chanteuse handicapée, était d’ailleurs vu, par les autorités ukrainiennes, comme un choix délibérément politique, ce que les Russes ont nié, dénégation qui n’a convaincu personne. Les discussions entre le diffuseur ukrainien UA:PBC, le diffuseur russe et l’UER se poursuivirent. La participation russe via une liaison satellite fut refusée par les Russes. Le torchon brûla également entre le gouvernement ukrainien et l’UER, la directrice générale de l’institution, Ingrid Deltenre, allant jusqu’à menacer l’Ukraine, pays hôte, d’exclusion de la compétition. Le retrait russe un mois avant la finale, faute d’accord entre l’UER et UA:PBC, mis fin à la controverse.
 
En 2021, la reprise du conflit au Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et les difficultés qui s’en suivirent dans le pays suite à sa défaite ont contraint l’Arménie à se retirer.
 
Enfin cette année, après l’attaque russe sur l’Ukraine, l’exclusion de la Russie du Concours décidée par l’UER sous pression de neuf membres (Danemark, Estonie, Finlande, Islande, Lituanie, Norvège, Pays-Bas, Pologne et Suède) a entrainé le retrait des diffuseurs russes de l’organisation. Il faudra leur réintégration dans cette instan-ce pour que le pays participe à nouveau, ce qui ne se fera sans doute pas avant un certain temps. C’est dommage pour les artistes russes, dont beaucoup ont lancé des appels à la paix, ce qui est déjà une forme modérée de contestation, pouvant valoir des ennuis, dans un pays où tout manque de soutien appuyé à ce que les autorités appellent une « opération militaire spéciale » est presque considéré comme un acte de trahison.
 
Ce petit rappel historique montre que l’UER a toujours été embarrassée face aux conflits. La gestion des délégations arméniennes et azéries ou ukrainiennes et russes a été ces dernières années un souci récurrent pour les organisateurs du Concours. On a aussi en mémoire le drapeau du Haut-Karabagh brandi par l’Arménienne Iveta Moukoutchian dans la green-room en 2016 ou celui de la Palestine arboré par les Islandais Hatari dans cette même green room en 2019. L’organisation se veut apolitique, mais cela l’oblige à des contorsions sur les atteintes aux droits de l’homme, en Biélorussie, Azerbaïdjan ou Russie, et lorsqu’elle a dû y organiser des évènements, elle a tout fait pour que sur place il n’y ait aucune polémique. Cela s’est ressenti à Bakou, où j’ai ressenti un certain malaise en me retrouvant dans une sorte de village Potemkine où tout avait été verrouillé pour que nous ne voyions rien de la réalité démocratique du pays. Je repense toujours à ce jeune Azéri portant à l’Euroclub un tee-shirt « Sing for democracy » et qui fut probablement évacué manu-militari par la sécurité. Certains artistes, notamment Loreen, n’avaient pas caché leur trouble d’être présent à cet évènement.
 
Les pre-parties de cette année ont été l’occasion d’échanges informels avec des membres de la délégation ukrainienne mais aussi avec des Baltes, très inquiets de la situation. La vie sous domination russe a laissé des traces indélébiles dans ces régions qui se sont libérées de ce joug au début des années 90. Derrière ce qui se passe en Ukraine, ils estiment que plus que leur indépendance, c’est leur liberté qui est menacée et c’est pour cette liberté que tous entendent se battre. Nous vivons en France et globalement en Europe de l’Ouest, dans des pays où la liberté d’expression est totale depuis plus d’un siècle. Mais dans ces pays de l’Est qui ont vécu sous l’emprise de dictatures criminelles, on sait qu’elle est précieuse et que sa remise en question est permanente. Et la liberté d’expression est inhérente à la créativité et à l’innovation artistique. On le voit quand on observe la scène musicale ukrainienne actuelle, l’une des plus dynamiques et des plus créatives du monde. Et on l’a constaté à l’Eurovision où les prestations ukrainiennes ont toujours été marquantes.
 
Le conflit en Ukraine peut-il avoir une incidence sur le résultat de l’Eurovision 2022 ? Les bookmakers en sont persuadés, plaçant l’Ukraine en tête des favoris. Beaucoup des journalistes présents aux pré-parties le pensent aussi. L’esprit de solidarité des voisins de l’Ukraine va probablement jouer, au télévote comme chez les jurys. Serait-ce scandaleux ? Non. Après tout, les jurys professionnels grecs et chypriotes se ridiculisent depuis quinze ans en s’échangeant régulièrement leurs 12 points. Personne ne serait choqué que le jurys lituanien, polonais ou géorgien accorde ses 12 points à Kalush Orchestra, d’autant plus que « Stefania » est une très bonne chanson et qu’il y a fort à parier que le soir de la finale la prestation ukrainienne sera vécue, dans la salle comme devant la télévision, avec beaucoup d’émotion.
 
Et nous ? Avec « Fulenn », la France a les moyens de faire un bon résultat. La prestation que nous avons découvert lors d’Eurovision France, C’est vous qui décidez était convaincante. La team Eurovision France en a probablement fait l’analyse et pointé ce qui fonctionne et ce qu’il faut améliorer. Le public européen devrait apprécier le mélange celtique et électro de notre chanson, qui se distingue radicalement des autres propositions, et si vocalement Alvan et Ahez assurent, les jurys suivront. Le Top 10 est à portée de main.
 

Farouk Vallette